Les débats médiatiques actuels sur les techniques agricoles vont
pratiquement tous dans le même sens. La solution d’avenir aux problèmes posés passerait
inexorablement par « l’agriculture biologique » caractérisée par la non-utilisation des
engrais minéraux et des molécules de synthèse et avec interdiction d’utiliser
les semences issues des biotechnologies, appelées OGM(1).
Mon objectif n’est pas de discréditer
« l’agriculture biologique »
et encore moins ceux qui la pratiquent. Il est de montrer que l’ensemble
de la filière agricole est préoccupé par la santé publique et l’environnement.
Le choix entre les « deux formes d’agriculture », si l’on peut dire,
repose avant tout sur des convictions intimes, de nature philosophique.
Remarquons que le choix des mots n’est pas neutre. Si j’avais utilisé
le vocabulaire médiatique le plus courant, j’aurais utilisé le terme « pesticide »,
issu du mot anglais « pest ». On oublie la terminaison finale qui
signifie que ces produits servent à éradiquer des fléaux. Je m’étonne que le
mot « biologique » ait été retenu uniquement pour l’agriculture sous
le label AB comme si l’agriculture conventionnelle ne produisait pas des
denrées de nature biologique.
Cette prise de position si
répandue en faveur du label AB s’explique, à mon avis, principalement par deux
aspects :
- un manque de confiance dans les
données scientifiques
- des a priori éthiques ou
philosophiques, basés sur la peur de l’avenir et le refus du moindre risque.
Au préalable remarquons deux
points importants :
1/ Sans les gains significatifs de productivité de ces dernières décennies,
nous serions encore plus incapables que maintenant de nourrir sept milliards
d’humains, puis bientôt neuf milliards. Il paraît que ce serait possible avec
les techniques « d’agriculture biologique » s’il y avait moins de
gaspillage de nourriture, si moins de céréales servaient à l’élevage, donc si
nous ne mangions plus de viande, etc. Cela suppose de nombreuses conditions qui
remettent en cause beaucoup d’aspirations de nos contemporains, notamment ceux
des pays pauvres.
Sans l’excédent de blé dans
certaines régions du monde, comment les grands pays importateurs, comme
l’Egypte, s’alimenteraient-ils? Le rejet de toutes formes d’agriculture dite productiviste est plus du
domaine de l’utopie que de celui de la réalité.
2/ Le règlement de l’agriculture
« biologique » prévoit « de limiter strictement l' utilisation d' intrants
chimiques de synthèse » à des cas exceptionnels(2). Cette
distinction, molécule de synthèse -
molécule naturelle, est sans véritable fondement
scientifique. D'ailleurs, certains processus de synthèse chimique
permettent d’obtenir une structure moléculaire identique aux formes naturelles,
même pour des molécules complexes. Citons
par exemple l’insuline fabriquée à partir de biotechnologie, à l’aide de
bactéries génétiquement modifiées(3).
Reconnaître qu’il y a eu des erreurs
d’appréciation en agriculture
Aucune technique de production ne
peut se réaliser sans quelques conséquences et sans perturber à un degré ou un
autre l’environnement initial. Le risque zéro n’existe pas. Les études
scientifiques avant l’utilisation et après la mise en vente des produits phytosanitaires
se sont affinées au fil des années. Les procédés de recherche permettent de
mieux suivre les éléments chimiques dans le sol et dans l’eau, de mieux
analyser les impacts éventuels sur la santé. C’est ainsi que l’on a constaté
par exemple que nous retrouvions dans l’eau des molécules de synthèse parfois interdites depuis plusieurs années
(exemple de l’atrazine interdite en
France depuis 2003). Certaines conséquences avaient été mal appréhendées.
Il est bien sûr normal et logique d’en tenir compte.
Si des erreurs ont été faites,
notamment en matière d’autorisation
d’herbicide (sous-estimation du temps de dégradation), reconnaissons
que, sauf exception locale, leurs conséquences néfastes ont souvent été
minimes. Même si l’objectif est de l’éviter, quelques traces de molécules de
synthèse dans une eau qualifiée potable n’est en général pas dramatique en soi.
Les effets toxiques dépendent beaucoup des doses absorbées et d’éventuels
effets d’accumulation.
Certes des erreurs ont été commises
et il y en aura encore probablement d’autres. Cependant changer complètement de
cap comporte aussi des risques. Il est illusoire de croire que la
généralisation d’une agriculture sans recours à des molécules de synthèse et
sans engrais minéraux ne comporterait aucun risque. Le spectre d’une production insuffisante serait d’autant plus
grand que nous disposerions de moins de moyens pour lutter contre des attaques
parasitaires d’envergure. Par ailleurs il faut être prudent aussi pour
l’utilisation de produits naturels. Par
exemple, suite à des excès d’utilisation
de cuivre, il y a eu des cas de déséquilibres de sol.
Reconnaître aussi les efforts
d’amélioration
Suite à une meilleure
connaissance de leurs effets sur l’environnement et sur la qualité des sols
(perte de matières organiques, lenteur de la dégradation de molécules, …), les techniques
agricoles évoluent. De nouveaux réseaux
d’expérimentation et de suivi des pratiques sont mis en place. Par exemple, les expérimentations, de plus
en plus systémiques, intègrent davantage les effets agronomiques dus à
l’alternance des cultures.
Les améliorations réalisées sont
le plus souvent passées sous silence par les médias, voire complètement
ignorées. La raison probable est que les journalistes non agricoles et
l’opinion publique pensent que ce ne sont que des progrès de détail (il n’a en
général rien de spectaculaire), et que, sans remise en cause complète, il n’y
aurait pas d’amélioration possible. Seuls les agriculteurs
« biologistes » trouvent grâce à leurs yeux.
En matière de techniques agricoles,
comme dans bien d’autres domaines, il n’existe pas de panacées. Cela d’autant
plus que de nouvelles maladies peuvent se développer, de nouvelles adventices
résistantes à certaines techniques de désherbage (chimique ou mécanique)
apparaissent un jour ou l’autre. Il faut donc s’adapter continuellement et les
connaissances scientifiques sont des précieux alliés pour trouver les parades.
Admettre que nous ne pouvons pas vivre
sans risque
Les problèmes d’environnement et
de techniques agricoles doivent être compris dans cet esprit d’adaptation et de
prises de risque. Il faut bien admettre qu’il n’est pas possible de vivre sans quelques
prises de risque.
Remarquons que dans le domaine de
la santé, cela est mieux admis. Ce n’est pas parce qu’un médicament ou un
vaccin a des effets secondaires (allergie, intolérance,…) qu’il est retiré du
marché si par ailleurs il rend des services incontestables. Si non, un
raisonnement de prudence maximum conduirait également à supprimer du marché des
molécules naturelles : par exemple
tous les aliments contenant du lactose ou du gluten sous prétexte qu’une
minorité ne les tolère pas.
Un dilemme se pose toujours aux
décideurs. Les effets bénéfiques d’un produit sont-ils suffisamment importants
par rapport aux inconvénients constatés ou envisagés?
Il en est de même en matière de
techniques agricoles. Il faut se méfier des réponses toutes faites basées sur
l’interdiction. Les problèmes posés sont le plus souvent complexes. Les études
menées et les dispositions prises font intervenir trois parties : la
recherche (fondamentale et appliquée), la profession (aspects pratiques de la
mise œuvre), l’administration (à plusieurs niveaux). Les corrections
nécessitent souvent du temps pour produire leurs effets.
Remarquons que les techniques les
plus anciennes ou inspirées de l’agriculture dite « biologique » sont
également étudiées, et de plus en plus pratiquées (je pense notamment aux
matériels de désherbage mécanique).
L’impatience d’écologistes qui ne
voudraient qu’on modifie en rien les paysages ou le cours des choses est sclérosante.
J’entends parfois dire que « nous allons droit dans le mur ». D'une
part ils sous-estiment les capacités d’évolution de la profession agricole et
celles de l’administration appuyée par la recherche scientifique. D'autre part,
en pensant que certains « dégâts » sont de nature irréversible donc
irréparable, ils sous-estiment les capacités d’évolution de la nature.
Faire confiance à la recherche scientifique
La recherche scientifique a un
rôle primordial. Il ne sera jamais possible de tester tous les cas de figure en
laboratoire avant de diffuser une nouvelle technologie. En agriculture comme
dans d’autres domaines, nous sommes obligés d’évoluer. La recherche sur les
protections des plantes doit continuer. Elle va trouver d’autres produits avec
de nouveaux modes d’action. La meilleure connaissance des processus
physiologiques permet sans aucun doute d’évoluer dans ce sens.
Le principe de précaution bien
compris consiste avant tout à approfondir les études d’impact. Par contre s’il est
appliqué de façon extrême, aucune technique de fertilisation et de protection chimiques
ne peut être utilisée. Il en est de même des semences issues de biotechnologies
génétiques. Dès lors la régression de la production agricole deviendrait
inéluctable.
L’homme a toujours « façonné »
la nature
La nature, elle-même, a continuellement
évolué depuis son origine. La terre a quatre milliards d’années d’activité
biologique. Cette évolution s’est faite
par échecs ou par succès, par tâtonnements et adaptations successives.
Depuis la période néolithique, l’homme a commencé à faire de l’agriculture et
de l’élevage. Il est intervenu sur l’évolution de la nature, a modifié les
paysages, a sélectionné des espèces et des variétés, en procédant, un peu comme
la sélection naturelle, avec des échecs et des succès.
Certes l’homme a de plus en plus de
pouvoir sur la nature de par ses nouvelles possibilités technologiques, en
agriculture comme ailleurs. Cela peut expliquer
le sentiment de peur de l’avenir qui semble être une des caractéristiques de
nos sociétés occidentales actuelles.
La peur de l’avenir conduit à la stagnation
Il est préoccupant de constater
que ce rejet de l’agriculture conventionnelle est en voie de se généraliser
dans nos pays européens. C’était mieux autrefois. On ne polluait pas la nature,
nous buvions de l’eau pure, l’alimentation était saine, etc. Toutes ces
affirmations sont en fait fausses. Aurait-on oublié tous les progrès effectués en
matière sanitaire? Sait-on, par exemple, que l’utilisation de fongicides a en
autres buts de protéger les céréales contre le développement des mycotoxines? Renoncer
à leur utilisation représente un risque certain : la réglementation prévoit des seuils de toxines à ne pas
dépasser pour la commercialisation des grains.
Auprès du grand public, il ne
suffit pas de prouver que les denrées consommées sont saines. Le problème posé n’est
pas que d’ordre technique. Il apparaît davantage psychologique, ou plus
précisément du domaine de l’éthique, voire de la philosophie. La clé pour
comprendre ce rejet de l’agriculture conventionnelle est l’inquiétude
concernant notre devenir.
Ce sentiment concerne aussi
d’autres secteurs, mais, semble t-il, dans une moindre mesure. Les débats sur l’impact
des écrans (télévision, ordinateur, ..), des ondes de téléphones mobiles ou des
nanotechnologies ont eu moins de répercussions.
La dramatisation de l’état de la
planète traduit une philosophie du pessimisme. L’intérêt des cris d’alerte sur
tel ou tel problème est une bonne chose. Ce qui l’est moins, c’est leur
exagération et leur généralisation à tous les milieux, à toutes formes
d’agriculture ayant recours à des intrants industriels, etc.
Il ne faut pas non plus oublier
que la nature est à même de retrouver de nouveaux équilibres écologiques après
un déséquilibre brutal provoqué par une erreur humaine, ou par la nature
elle-même (éruption volcanique, …). Tout ne va pas dans le sens de la
dégradation ou de l’entropie. La vie au cours
de l’évolution se manifeste comme une force de réorganisation, opposée à
l’entropie.
Évoluer vers une meilleure maîtrise
technologique
La dramatisation des problèmes s’explique
peut-être aussi par les difficultés économiques
actuelles. Beaucoup de nos concitoyens ne font confiance ni aux financiers, ni aux
hommes politiques, ni aux acteurs des filières alimentaires.
Le refus des nouvelles
technologiques provient aussi du mythe de l’authentique, du retour à la nature
qui a profondément marqué notre culture depuis le XVIII siècle avec le
philosophe Jean-Jacques Rousseau. Le mouvement de mai 68, avec son rejet de la
société de consommation, est toujours présent dans nos esprits. Tout ce qui est « naturel »
est considéré comme meilleur, de même une production artisanale par rapport à
l’industrielle.
Nous ne sommes peut-être pas plus
heureux que nos ancêtres, mais nos facilités d’existence sont dues au
développement industriel et technique. L’essor de nouvelles activités a été
rendu possible par la diminution du besoin de main d’œuvre agricole grâce aux gains de productivité. Moins de
personnes dans le monde sont obligées de travailler péniblement la terre de
façon ancestrale. C’est une donnée de base de l’évolution des sociétés, encore
très actuelle dans les pays émergents. Un retour en arrière est devenu impossible.
Nous sommes pour ainsi dire condamnés à évoluer, donc à essayer d’améliorer
notre cadre de vie et d’avoir une agriculture performante.
L’homme n’a jamais eu autant de
moyens techniques à sa disposition, tant pour le meilleur que pour le pire. Face
à ce constat, nous n’avons que la solution, chacun en fonction de ses petits
moyens, de faire en sorte que le meilleur soit fait et le pire évité. Rappelons
si besoin que l’avenir est largement imprévisible. Le pire (considéré
inéluctable par les mauvaises langues!) n’est en réalité jamais certain.
Les partisans du renoncement systématique aux nouvelles technologies agricoles
sont profondément pessimistes. Leur ressenti paraît avant tout une posture
philosophique qui est, semble t-il, bien ancrée dans l’opinion publique. Ils méconnaissent
les efforts actuels réalisés et ne conçoivent pas les possibilités d’adaptation
pour réaliser une agriculture durable respectueuse des sols, de l’environnement
et de la santé publique.
Face aux propos de dénigrement, il faut montrer qu’il est beaucoup plus
constructif d’aborder l’avenir et les problèmes avec une philosophie ou une
éthique de vie plus confiante envers les avancées scientifiques, plus confiante
sur les capacités de réaction. L’homme a toujours su réagir. La recherche scientifique
sur ces sujets est une donnée fondamentale tant pour l’observation des
phénomènes que pour leurs corrections.
Nous pouvons penser que les deux
formes d’agriculture se rapprocheront grâce à un approfondissement de leurs
méthodes sur des données plus objectives qu’actuellement.
Cela ne pourra se faire que si l’opinion publique évolue. La crainte de
la « malbouffe » pourra-t-elle disparaître ou s’estomper ? Sera-t-il
vraiment possible d’expliquer comment l’environnement et la santé publique sont
pris en compte dans l’agriculture, même avec un recours aux biotechnologies?
Nous ne le savons pas bien sûr. Néanmoins il faut poursuivre les améliorations des
techniques agricoles et les faire connaître.
Olivier
CLARET
Ancien conseiller de CERFRANCE Sud Champagne
(1) RÈGLEMENT (CE) No 834/2007 DU CONSEIL du 28 juin
2007.
(2) Les OGM ne sont pas utilisés en France et quasi
pas dans l’Union Européenne. Par contre dans le reste du monde, leur surface
progresse depuis une vingtaine d’années pour atteindre plus de cent cinquante
millions d’hectares, soit la moitié des surfaces mondiales de maïs, coton, soja
et canola (colza de printemps canadien).
(3) Remarquons que pour la protection des cultures,
l’utilisation de molécules d’origine naturelle est rare. Par exemple les insecticides
à base de pyréthrinoïdes
sont seulement similaires aux pyréthrines
naturelles présentes dans certaines fleurs.